« Don't try to look like someone. Just be you. Because all the others places are already taken. »
D’aussi loin que Nyx se souvienne, elle avait toujours été en conflit avec son père. Non pas qu’elle le détestait, elle éprouvait une affection réelle pour lui, mais il exerçait sur elle une autorité oppressante qu’elle rejetait. Et cette relation électrique entre le géniteur et sa première fille fut la cause de tous les événements malencontreux qui bouleversèrent la vie de Yasmin…
Sa famille avait un certain rang, et pour Denzel Valentine, la fille aînée se devait être une femme exemplaire : obéissante. Malheureusement, Yasmin avait toujours eu un côté rebelle et aventureux, casse-cou sur les bords. Son tempérament fougueux, nul ne savait de qui elle l’avait hérité. Peut-être était-ce parce qu’elle était né un soir d’été, les astres lui octroyant ce trait de caractère. Mais sa mère était douce et patiente, et son père, rigide et autoritaire. Quant à sa fratrie, Marvin, son frère aîné, qui n’avait qu’un an et demi de plus qu’elle, partageait des traits avec ses deux parents. Et la dernière, Ophéliala, de 5 ans la cadette de Yasmin, était le portrait craché de sa mère sur tous les plans. Une famille aisée sans problème. Du moins en apparence.
Ses premiers débordements avaient commencé, elle ne devait pas avoir plus de 6 ans. Trop audacieuse, son père la punit un jour pour avoir voulu escalader l’arbre du jardin. elle répliqua que c’était naturel, pour des panthères, de grimper aux arbres, et qu’il la privait de sa nature en l’en empêchant. Son attitude effrontée lui valut une double punition, mais au lieu de la dissuader de recommencer, ça ne fit qu’empirer. Le père Valentine la retrouva aux aurores perchée sur la plus haute branche de l’arbre, à lui faire de grands gestes insolents par la fenêtre.
Avec le temps, son attitude ne s’améliora pas, et celle de son père, trop sévère et oppressante, n’aidait pas. Marvin essayait bien de la tempérer. Les deux étaient très proches et complices. Il couvrait les bêtises de sa cadette quand il le pouvait, mais il désespérait de lui faire entendre raison. Mais Yasmin ne voulait pas de cette vie bien rangée. Elle voulait de l’action. Voir le monde. Découvrir de nouvelles choses. Son père se faisait plus rigide à chaque débordement, et Yasmin plus insolente. Melody, sa mère, faisait son possible pour calmer les disputes entre les deux. Mais, soumise à son mari, elle n’avait que peu d’influence sur lui. Alors, elle consolait sa fille le soir, comme elle pouvait. Yasmin adorait sa mère, même si elle lui reprochait d’être trop effacée. C’était une des meilleures arcanistes médicales de la région, et sa compassion était légendaire. Quand bien même, Yasmin ne se voyait pas finir hôpital sur patte… ce que souhaitait son père, bien sûr. Enfin, compte tenu de son tempérament, il aurait également accepté une élémentaire. Mais le jour de ses douze ans, le jour de la cérémonie, elle fit un tout autre choix.
Elle n’avait pas l’endurance d’un chevalier ou d’un templier, ni la compassion d’un arcaniste médicale –déjà qu’elle avait failli s’empoisonner avec des baies de sureau, en dépit des enseignements de sa mère- et elle n’avait pas envie de finir magicienne. Non, la classe qu’elle visait, la classe qui offenserait le plus son paternelle, elle l’avait en tête depuis bien des années… Et elle avait toutes les compétences requises –quoiqu’il lui restait à travailler la patience. C’est pourquoi, lors de la cérémonie, elle adressa un regard défiant à son père, et elle annonça devant le Sceptre ce qu’elle voulait devenir.
▬ Je suis rusée, ingénieuse, discrète et j’ai conscience de devoir améliorer ma patience. C’est pourquoi je choisis assassin.
Elle avait toujours voulu faire ça. En fait, les assassins étaient classes ; c'était des agents secrets quoi. Ils espionnaient pour le compte de leur royaume, ils tuaient les mauvaises gens dans le camp adverse. Et surtout, c'était la dernière chose que son père voulait qu'elle devienne : une future femme stylée, respectée pour ses aptitudes d'espionnage et de combat, et libre. Son père l'avait toujours désirée obéissante, bien éduquée, cultivée, et discrète. Effacée comme une bonne fille à marier. Et il pouvait bien se le mettre où elle pensait, son projet d'avenir. Elle le défia de nouveau, une fois officiellement Assassin. Le regard de Denzel Valentin, ce jour-là, équivalait au ciel d’une tempête.
Après cet événement, la relation entre le père et la fille ne fit qu’empirer. Eclats de voix, affronts, claquements de portes… Elle entrait dans l’âge ingrat et ça n’allait pas pour s’améliorer. Un jour ils en vinrent même aux mains. Enfin, aux griffes, quand Denzel prit sa forme de tigre et Yasmin devint panthère. Ce fut Melody qui s’interposa, folle furieuse, elle aussi transformée. Ce fut la seule fois où elle manifesta une telle colère. A partir de ce moment, Yasmin commença à éviter son père.
Son instructeur lui apprit beaucoup de choses, notamment à devenir patiente. Il lui enseigna tous les moyens pour tuer (arme blanche, arc, poison, combat à main nue) ainsi que tous les points faibles des races. Elle se montrait relativement douée. Une femme assassine, un jour, lui enseigna également l’art de la manipulation. Notamment pour les hommes, qui tombaient facilement sous le charme d’une femme de son gabarit. Elle passa ensuite de longues heures à « s’entraîner » sur les pauvres jeunes hommes de la région –pas les tuer, je vous rassure ; juste les manipuler. Son comportement offusquait son père, mais comme « ça faisait partie de l’enseignement » il n’y pouvait pas grand-chose. C’est ainsi qu’elle commença à devenir séductrice envers les beaux jeunes hommes. Et c’est ainsi, également, qu’elle fit les frais de son audace, se croyant trop sûr d’elle, elle se fit prendre à son propre piège.
Une aventure, sa seconde, avec un mystérieux inconnu, plein de charme. Elle se souvenait encore de cette nuit, même si elle ne se rappelait plus les détails de son visage. Parce que le dit inconnu était parti pendant la nuit, sans un mot, et elle ne l’avait jamais revu. ça aurait pu en rester là. Elle aurait pu l’oublier définitivement, froissée, mais peu affectée par un départ évasif. Mais bien sûr, c’était trop simple.
Elle avait à peine dix-neuf. Elle avait éconduit de nombreux prétendants et craché au visage de tous les « potentiels fiancés » que son père lui présentait. Jamais elle ne se marierait avec ces idiots, rang important ou non. En plus, elle n’avait pas que ça à faire. Mais depuis quelques temps, elle se sentait nauséeuse. Sa mère un jour insista pour l’ausculter. Et le verdict tomba comme un arbre lors d’une tempête.
▬ Tu es enceinte, ma chérie… déclara sa mère d’une voix tremblante, consciente des conséquences de cette découverte.
Elle accusa le coup. Et se souvint de cette fameuse nuit. Elle n’était pas sûre que ce fut cet inconnu le père, mais… ça lui paraissait fort plausible. Elle n’arrivait pas à visualiser un avenir pour cet enfant. Avec sa classe, et le futur métier qui devrait correspondre… Elle en parla à Ophélia, avec qui elle s’entendait à merveille –c’était sa petite Ophé. Elle demanda conseil à son frère Marvin, qu’elle considérait toujours comme son complice. Malheureusement, alors qu’elle parvenait à cacher sa grossesse à son père en portant des vêtements amples, Marvin vendit la mèche au bout de quelques mois.
La colère de Denzel Valentine resta gravée dans les mémoires de toute la famille. Mais Yasmin réagit assez froidement face à cet assaut de hurlements. L’estime pour son père avait atteint un niveau assez inquiétant. Lui qui avait toujours voulu diriger sa vie… Il lui annonça le lendemain qu’il lui avait trouvé le mari idéal, un fort, qui saurait « la dompter ».
▬ Il est prêt à adopter cet enfant. Avec lui, ton bâtard aura un foyer et un avenir. Tu ne peux pas espérer mieux.
Elle lui cracha au visage et s’emporta à son tour, hurlant que jamais elle ne se marierait, et surtout pas avec ce trou du cul. Elle reçut une gifle et répliqua par un coup de poing, arrêté par la poigne de fer de son paternel. Elle parvint à se dégager et se rendit invisible pour lui échapper. Le mois suivant fut un calvaire pour toute la maisonnée. Surtout la fois où Denzel invita le fameux prétendant, qui récolta un regard si glacial qu’il rivalisait avec le Nord de Glaciem. Yasmin trouvait toujours une excuse pour éviter les entrevues, et retarder le mariage. Puis vinrent les premières contractions, après une ultime dispute, à trois semaines de son terme.
Si la naissance de son enfant fut loin d’être une partie de plaisir, voir les yeux de son bébé en effaça tous les mauvais souvenirs. C’était une fille, une ravissante future panthère –si tout du moins les gènes de sa mère prédominaient- qu’elle prénomma Kae-Li devant le souverain de Lumen. Mais la semaine suivante, Denzel fut intraitable. Yasmin se marierait dans dix jours.
▬ Jamais, tu m’entends ?! Qu’il aille pourrir en enfer, moi vivante, jamais je ne l’épouserai !
▬ Tu l’épouseras. Sinon, je te chasse de cette maison, et tu ne reverras jamais Kae-Li.
La menace lui coupa le souffle. Jamais elle n’aurait pensé qu’il s’abaisserait jusqu’à la priver de sa fille. Elle l’affronta du regard pendant un long moment, avant de sortir en trombe de la pièce. Denzel sourit, croyant à sa victoire. Enfin, il prenait le dessus sur sa fille. Malheureusement pour ses projets, elle usa de son dernier recours.
La nuit même, elle déposa une lettre sur la table de chevet de sa sœur, et une autre dans le salon, destinée à sa mère et à son frère. Dans les deux, elle s’excusait pour toutes les disputes et le tort qu’elle leur avait causé, et expliquait qu’elle ne supportait plus son père. Menacer de lui prendre Kae-Li avait été la goutte d’eau. Elle leur demandait de lui pardonner pour ce qu’elle s’apprêtait à faire. Une fois ses préparatifs terminés, elle alla chercher sa fille et, le cœur lourd, elle se fondit dans les ombres de la nuit et disparut sans laisser de traces, comme le père de son enfant neuf mois plus tôt.
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Yasmin erra dans les terres de Lumen pendant plusieurs jours, en direction de la frontière Sud. Viventem lui paraissait le meilleur endroit pour refaire sa vie, avec sa fille. Ce furent des jours difficiles, surtout lorsqu’on doit s’occuper d’un nouveau-né. Mais elle parvint sans trop de casse jusqu’à la limite de son pays natal. Bien évidemment, sans papier signé par son roi, elle ne pouvait prétendre passer
légalement la frontière. Mais elle n’allait pas s’arrêter à ce détail. On lui avait enseigné l’art de la manipulation. Il ne lui fut donc guère difficile d’inventer une histoire et de feinter. Le temps qu’ils se rendent compte du subterfuge, elle était déjà loin.
Yasmin trouva refuge dans un village non loin du palais royal des elfes. Les morphaes, leurs alliés, étaient toujours les bienvenus et ils posaient peu de questions, ce dont elle leur était reconnaissante. Pendant plusieurs jours elle s’occupa de leur installation, se pliant en quatre pour trouver un abri, allaiter Kae-Li, trouver de quoi se nourrir… Elle n’aurait jamais cru que c’était si dur. Mais jamais elle ne ployait. Une fois correctement installée, elle partit en quête d’un travail, confiant sa fille aux soins d’une nourrice arcaniste médicale. En tant qu’assassin, le plus simple consistait à se mettre au service de son royaume d’accueil. Mais elle craignait que son père ne cherche à la retrouver. Aussi, elle décida d’abandonner son ancien patronyme, se faisait désormais appeler Nyx.
Plusieurs années passèrent, pendant lesquelles elle apprit à jongler entre son travail –chasseuse de prime pour le comte du royaume – et sa fille. Elle ne pouvait pas être toujours présente, mais lorsqu’elle était là, elle rattrapait le temps perdu et ne quittait plus sa fille. Sa fille se montrait de plus en plus épanouie ; c’était un vrai rayon de soleil, curieuse, intelligente et inventive. Soucieuse de ne pas reproduire les erreurs de son père, Nyx prenait sur elle pour ne pas la disputer lorsqu’elle faisait des bêtises. Elle prenait le temps de lui expliquer pourquoi il ne fallait pas faire telle ou telle chose, mais ne pouvait s’empêcher de sourire quand sa fille n’en faisait qu’à sa tête. Une vraie tête de mule, comme sa mère. De son côté, Nyx s’assagissait. Elle apprenait beaucoup de choses avec sa fille, notamment l’inquiétude constante d’un parent pour son enfant. Peut-être son père était-il tellement inquiet qu’il faisait tout pour éviter un incident ? Elle secoua la tête. Non, jamais elle ne lui trouverait d’excuse suffisante pour lui pardonner son attitude, et son intention de la séparer de Kae-Li si elle n’épousait pas son prétendant. Parfois elle avait une pensée pour sa mère, et pour sa fratrie. Elle espérait que Ophélia vivait bien son absence.
Un soir, sa fille l’approcha, une petite moue sur les lèvres.
▬ Maman, c’est quoi un adultère ?
▬ … Pourquoi tu me poses cette question, petit fauve ?
▬ Les autres enfants, ils disent que je n’ai pas de papa, parce que je suis née d’un adultère.
▬ C’est faux, ne les écoute pas.
▬ Mais alors, pourquoi je n’ai pas de papa ?
Nyx soupira.
▬ Tu as un papa, mais il n’est pas là.
▬ Il est où alors ?
▬ Je ne sais pas, mon chaton. Il est parti sans rien me dire.
▬ Il est parti parce qu’il ne m’aimait pas ?
▬ Mais non ! Il ne te connaissait même pas, c’était avant ta naissance.
▬ Alors, il ne voulait pas me connaître ?
▬ Non ce n’est pas ça, chaton. Il est parti bien avant que je sache que tu allais naître, je n’ai jamais pu lui dire, et je ne l’ai jamais retrouvé.
▬ Alors ce n’est pas à cause de moi, si je n’ai pas de papa ?
▬ Mais non ma chérie, bien sûr que non ! Je suis sûre qu’il t’aimerait énormément, s’il te connaissait. Comment ne pas aimer un rayon de soleil comme toi ?
▬ Et toi, maman, il t’aime ? Tu l’aimes ?
Elle ne trouva rien à répondre. Elle détourna la conversation et pria pour que ce sujet ne revienne jamais sur la table. Elle fit tout pour oublier cette discussion, et heureusement, Kae-Li semblait satisfaite de ses réponses, et elle n’aborda plus le sujet –excepté quelques questions sur comment était son père. Elle continua sa vie comme si de rien n’était, jusqu’au jour où un riche et noble marchand arriva de Lumen au palais royal.
Nyx se trouvait là par hasard, ce jour-là. Toujours discrète, elle se fondait aisément dans les ombres naturelles. C’est ce qui lui permit de ne pas être vue, au moment où un couple franchit les portes du palais. La vision de cette homme marchant côte à côte de cette femme lui fit l’effet dans coup de poignard dans le ventre. Elles ne les connaissaient que trop bien. C’était Ophélia, sa petite sœur. Et lui, c’était l’homme que Yasmin Valentine était supposée épouser 5 ans auparavant.
Nyx se maudit intérieurement. Jamais elle n’avait envisagé que son père le laisserait épouser sa sœur par dépit. Elle n’avait que 14 ans quand Nyx s’était enfuie… Elle espérait de tout cœur que le mariage n’avait pas eu lieu si tôt. Elle s’en voulait terriblement. Comment n’avait-elle pas pu y penser ? Elle fit profil bas toute la durée de leur séjour. Elle n’osa même pas entrer en contact avec sa sœur. Mais alors qu’ils venaient de repartir, on lui confia une mission à Lumen –retrouver un criminel. Elle n’hésita pas et accepta le papier signé de la main du roi, qui lui permettrait de traverser la frontière.
Grâce à son talent de pisteur, elle retrouva facilement la trace de la calèche qui transportait le couple. Elle était persuadée au fond d’elle qu’Ophélia n’avait pas voulu elle non plus de ce mariage. Cet ours n’était pas fait pour sa sœur. Elle qui était douce et fragile… Elle les suivit pendant plusieurs jours, discrètement, de loin, pour ne pas alerter les quelques gardes qui les escortaient. Ce n’est qu’une fois arrivée devant la résidence du mari qu’elle s’arrêta. Elle patienta jusqu’au soir, puis escala la façade pour accéder à l’anti-chambre où sa sœur se reposait. Elle se glissa par la fenêtre entrouverte. Mais l’ouïe fine d’Ophélia la trahie, et Nyx fut contrainte de lui lancer un sort de mutisme pour l’empêcher de réveiller toute la maisonnée.
▬ Chut, n’aie pas peur ! Tu ne me reconnais pas ?
Elle lui sourit avec tendresse et détacha ses cheveux. Aussitôt, Ophélia écarquilla les yeux. Elle hocha fébrilement la tête. Une fois certaine qu’elle ne crierait pas, Nyx la libéra du sort de mutisme. Elle voulut commencer, mais sa sœur fut plus rapide.
▬ Où étais-tu ?! Pas un mot, pas une lettre ! tu m’as laissée toute seule ! Et… et papa… il était furieux, il t’a cherchée partout pendant des jours… tu n’as causé que des ennuis à tout le monde ! Et j’ai dû épouser ton prétendant à ta place ! JE TE DETESTE !
Nyx ne s’était pas préparée à autant de rancune. Elle se contenta de la regarder, abasourdie, un goût amer dans la bouche. Elle ne trouva rien pour se défendre. Elle aussi se détestait pour avoir fait preuve de tant d’égoïsme. Pour n’avoir pas prévu que sa sœur devrait épouser cet ours. Elle assista impuissante aux sanglots de sa sœur. Lorsque l’effusion de larmes fut passée, un sourire triste éclaira les traits d’Ophélia.
▬ Je… je suis désolée, Yaya… Je suis contente de te voir, je suis contente que tu ailles bien. Mais… tu m’as tellement manquée, et…
▬ Je sais, Ophé, je sais. Je suis désolée d’être partie comme ça, mais j’avais peur pour Kae-Li, tu comprends ? Papa m’avait menacée de me la prendre si je n’épousais pas cet homme. Je… j’ai jamais imaginé qu’il puisse te faire le même coup. J’aurais dû… je regrette tellement, Ophé…
Ophé secoua la tête en reniflant.
▬ Tu n’y peux rien, Yaya. On ne peut rien faire pour changer le passé.
▬ Il te traite bien au moins ?
▬ Je… oui, ça va, je ne manque de rien.
▬ Ce n’est pas la question que je t’ai posée.
Devant le menton tremblotant de sa sœur, Nyx devina qu’elle souhaitait lui cacher la vérité. Mais elle la connaissait trop bien et elle la força à lui dire la vérité.
▬ Il… il m’accuse d’être infertile. Que c’est à cause de moi qu’il n’a pas encore d’enfant. Il m’a déjà un peu brutalisée, mais…
Yasmin serra les poings. Comment pouvait-on faire du mal à sa sœur ? Elle avait toujours été gentille et douce, si sage, tout son opposé, quasiment… Elle ne pouvait pas l’accepter. Elle ne pouvait pas rester sans rien faire. Elle releva le menton d’Ophélia avec son index.
Personne n’a le droit de te toucher. Tu entends ? Personne. Et certainement pas de t’accuser à tort. Je te parie combien que c’est lui qui ne peut pas avoir de descendance.
▬ Je ne sais pas…
▬ Je vais lui régler son compte.
▬ Non, Yaya ! Je… je ne veux pas que tu t’attires de problèmes…
Nyx ricana.
▬ Je ne suis plus à ça près.
▬ Non, mais vraiment, ce n’est pas un homme mauvais, il ne mérite pas non plus de… de mourir…
▬ Qui parle de le tuer ?
▬ A quoi tu penses ?
▬ Tu verras.
▬ Mais, quoi que tu fasses… Je suis mariée à lui, et…
▬ Viens avec moi.
▬ Hein ?
▬ C’est ce que j’aurais dû faire il y a 5 ans. T’emmener avec moi. J’ai été égoïste, je n’ai pas pensé à ce qu’il t’arriverait… Viens avec moi à Viventem, je m’y suis fait une place, tu y seras en sécurité. Et tu pourras t’occuper de Kae-Li pendant que je serai absente.
▬ Mais… on va me chercher ! Il va me chercher… Et je ne peux pas imposer une seconde disparition à maman…
▬ Je m’occupe de tout.
▬ … et à papa… Il te regrette, tu sais ? Il ne le dit pas mais je le remarque chaque fois que je le vois.
Yasmin ne répondit rien à ça. L’attitude de son père l’avait par trop blessée pendant sa jeunesse pour qu’elle puisse lui pardonner si facilement. Peut-être qu’elle lui manquait. Mais elle ne retournerait pas le voir de si tôt. Elle n’était pas prête à subir de nouveau son autorité. Elle fit promettre à sa sœur de préparer discrètement quelques affaires et de se présenter le lendemain soir devant sa porte, pour que Yasmin puisse l’emmener. Elle s’éclipsa alors et exécuta son plan.
D’abord, après une longue hésitation, elle se rendit chez ses parents pour consulter sa mère. Celle-ci manqua de l’étouffer en la voyant. Elle pleura en silence –grâce au sort de mutisme de Yasmin- sur l’épaule de sa fille. Yasmin lui fit d’abord promettre de cacher sa visite à son père. Ensuite, elle lui demanda si elle avait déjà ausculté Ophélia par rapport à ses soucis de conception.
▬ Oui. Mais je ne vois aucun problème de son côté, je ne comprends pas pourquoi ils n’ont pas encore d’enfant.
Cette confirmation conforta Yasmin dans son plan. Elle fit jurer à sa mère de garder le silence sur cette entrevue et sur son implication dans ce qui allait suivre. Puis elle s’éclipsa de nouveau, lui promettant toutefois de donner, cette fois-ci, de ses nouvelles par lettre. Nyx hésitait à rendre visite à Marvin. Celui-ci n’avait jamais rien fait pour empêcher son mariage, puis cela d’Ophélia, et elle lui en voulait. Et il l’avait déjà trahie, en révélant à leur père, même par inadvertance, qu’elle était enceinte. Il ne savait pas mentir et gardait difficilement des secrets. Avec regret, elle décida de lui cacher sa visite. Peut-être un jour pourrait-elle de nouveau faire face à son frère et à son père, mais ce n’était pas aujourd’hui.
Elle laissa la nuit s’écouler, répétant sans arrêt dans sa tête comment elle allait procéder. Jusqu’au moindre détail. Elle s’accorda quelques heures de sommeil dans une petite auberge discrète. Puis dès les aurores, elle s’activa.
Le soir, comme convenu, Ophélia se trouvait devant chez elle, quelque peu nerveuse. Mais quand Nyx apparut devant elle, elle retrouva le sourire et lui sauta au coup.
▬ Tu es venue !
▬ Bien sûr, Ophé, je t’ai promis. Je ne te laisse plus derrière moi.
▬ Mais… Mais comment tu as fait pour mon mari ? Il a… Il a reconnu ses torts devant tout le monde, et il a même dit que ce n’était pas de ma faute si nous n’avions pas d’enfant… Je suis sûre que tu y es pour quelque chose !
Seul le sourire malicieux de Yasmin lui répondit. Elle posa son index devant sa bouche, lui faisant ainsi comprendre que c’était un secret et qu’elle garderait ça pour elle. Elle lui promit cependant qu’elle n’avait rien fait de condamnable –condamnable selon le jugement de Nyx en tout cas. Ophélia secoua la tête, pas dupe, mais elle était heureuse.
Elles regagnèrent à deux le royaume de Viventem. Elles furent accueillit par une petite fille souriante, qui se plaignit aussitôt de la longue absence imprévue de sa maman. Ophélia fit ainsi la connaissance de Kae-Li, sa nièce, et elle l’adora immédiatement. Et ce fut réciproque. Ravie de se découvrir une tante, douce et adorable qui plus est, Kae-Li fut si enthousiaste qu’elle en tomba à la renverse, provoquant l’hilarité générale entre les deux sœurs. Elles commencèrent ainsi une vie à trois, loin de leur famille, loin de leurs racines, et loin de leurs problèmes.
Ophélia s’intégra aisément dans le petit village où logeaient la mère et la fille, non loin du palais royal pour permettre à Nyx de s’y rendre rapidement. Kae-Li était heureuse d’avoir une autre personne qu’une nourrice pour s’occuper d’elle lorsque sa maman n’était pas là.
▬ Elle fait quoi, maman, quand elle est pas là ? demanda un jour la petite à sa tante.
▬ Elle attrape les méchants et leur donne la fessée ! lança Ophélia en plaisantant à moitié.
▬ Mais c’est une héroïne alors !
▬ Si tu veux, petite fauve, si tu veux.
▬ Je veux être comme elle plus tard !
Ophélia souhaita très fortement que ce n’étaient que des paroles en l’air, car elle se voyait mal gérer deux Nyx sous le même toit. D’autant plus que sa sœur avait parfois un comportement qui n’aspirait pas forcément à l’exemple. Avec les hommes, notamment. Elle avait parfois tenté de lui faire la morale, mais sur un point, Nyx était vraiment comme son père : plus butée, c’était impossible.
Il y avait autre chose qui portait sur le cœur de la sœur de Yasmin ; leur famille, laissée derrière, à Lumen. Elle lui manquait beaucoup, et elle manquait aussi à Yasmin, même si celle-ci préférerait se trancher une main plutôt que de l’avouer – et de se l’avouer. Nyx avait tenu sa promesse ; elle envoyait régulièrement des lettres à sa mère pour lui donner des nouvelles. Elle lui décrivait sa fille. Elle lui parlait d’Ophélia. Elle avait presque l’impression d’être redevenu une enfant qui confessait tout à sa mère. Elle espérait au fond d’elle que sa mère tiendrait sa parole.
Mais cette histoire pesait bien plus sur le cœur d’Ophélia. Parfois elle avait quelques remords. Et Nyx le sentait, et elle faisait son possible pour lui faire passer ce sentiment. Et chasser les doutes qui la chatouillaient. Parfois, elle aussi se demandait si elle avait bien fait d’arracher sa sœur au confort de la noblesse.
Un soir, Ophélia aborda pour la nième fois le sujet.
▬ Quand retourneras-tu les voir ?
▬ On en a déjà parlé.
▬ Yaya, arrête de te défiler ! Il faut vraiment que tu revois Marvin. Et papa. Ne serait-ce que pour leur parler, simplement ! S’il te plait, penses-y. Pour eux. Pour toi !
▬ Plutôt crever.
▬ Yaya !! Si tu ne me promets pas de retourner les voir, je te jure que c’est moi qui irait les chercher !
Quelque peu secouée par la véhémence dans la voix d’Ophélia, Nyx la regarda, les yeux écarquillés. Elle prit alors très au sérieux ses paroles.
▬ D’accord. Je te promets de retourner à Lumen pour leur parler. Mais… pas tout de suite. Quand… Quand Kae-Li aura passé sa cérémonie de classe.
Ophélia savait qu’elle ne pourrait rien obtenir de mieux. Et elle prit cette promesse comme une sacrée victoire. Nyx fit la moue le reste de la soirée. Et elles n’en reparlèrent plus. Les promesses entre les deux sœurs étaient sacrées. Ophélia savait qu’elle la tiendrait, même si Nyx tenterait probablement de retarder encore et encore l’échéance. Elle comprenait qu’il lui faudrait du temps pour renouer avec le passé et pouvoir un jour pardonner les erreurs des deux hommes Valentine.
Et puis les années passèrent, et Kae-Li Valentine, un jour, fêta ses 12 ans.